Janus bifrons



BRISE-GLACE – LAC NOIR – TERRAIN VAGUE

Compositions de médias

Un triptyque en hommage à JANUS

Janus bifrons

A Janus, un des plus anciens dieux latins, double de forme, tantôt jeune et vieux, tantôt homme et femme, bifrons voire, en son temple romain, quadrifrons, Ovide consacre deux cents vers au premier livre de ses Fastes, source principale de ce que nous savons de lui. Affirmant d’emblée qu’il est proprement latin, qu’aucun dieu équivalent n’existe en Grèce, Ovide lui laisse la parole en une longue prosopopée où le dieu se manifeste clairement comme apothéose du mouvement de la limite, de son ambivalence fondatrice.

Dans ce discours d’apparence cosmogonique, Janus énonce d’abord que son nom ancien est Chaos, que sa forme actuelle témoigne de la séparation en quatre éléments de l’indifférenciation originelle, pour immédiatement après affirmer que cette forme manifeste cependant une persistance de la confusion primitive. Il dévoile ainsi que, tout ensemble ordre et désordre, il est l’expression de la limite toujours déjà et encore à l’œuvre, de la dynamique de la di-férence qui d’un même mouvement sépare et assemble. Il ajoute aussitôt, confirmant ainsi son statut de figure de la limite originaire, qu’il est seul gardien du monde, précisant que Jupiter même est soumis à sa fonction ; ce qui le qualifie comme fondement plutôt que comme dieu. Il explique son nom et sa forme (Janus vient de janua, la porte) par cette fonction ; il est le seuil, le portier (janitor), précisant les deux autres noms sous lesquels il est invoqué pendant les sacrifices : Patulcius, de patere, ouvrir et Clusius, de claudere, fermer.

S’établit ensuite entre Ovide et lui un dialogue, où répondant aux questions du poète, il justifie que sa célébration prenne place au solstice d’hiver, jour où se conjoignent le plus vieux et le plus jeune soleil, en un vers dont il est impossible de donner un équivalent français, vers puissamment gnomique, figuration verbale de la limite, où s’entend un écho du fragment d’Héraclite que m’évoquait le récit de Mihail. L’information la plus importante nous est cependant donnée peu après, quand Ovide demande au dieu pourquoi, avant tout sacrifice à n’importe quel dieu, on doit lui en offrir d’abord un à lui-même: cette obligation rituelle implique en effet que l’apothéose de la limite précède et soutient toute apothéose comme sa condition originelle de possibilité.

Terme et Jupiter

C’est ce que confirme avec éclat un autre dieu, sans doute plus ancien encore, à peine encore un dieu, qu’on vénérait sous forme d’un simple tronc d’arbre ou d’une pierre, le vieux Terme, qu’évoque ainsi Tibulle dans une de ses élégies : « Car un pieux respect me saisit toujours près du tronc qui s’élève dans les campagnes désertes, près de la pierre antique où pendent, dans un carrefour, des guirlandes de fleurs ». Pierre modeste qui borne les champs, mais plus puissante que le plus puissant des dieux.

Tite Live rapporte en effet que quand Tarquin voulu consacrer l’entier Capitole à Jupiter et fit exaugurer les autels des divers dieux qui l’occupaient afin de pouvoir les déplacer, le seul autel que le vol des oiseaux auguraux ne permit pas de bouger fut celui de Terme. Ovide ajoute dans ses Fastes qu’on dut laisser au toit du temple de Jupiter une légère ouverture, qui subsistait encore quand il écrivait son poème, pour que l’autel du dieu des confins n’ait que le ciel et les astres au-dessus de lui.

Extrait de Lac Noir, Le Pays du lac, d’E. Raquin-Lorenzi
Editions LOCO, Paris, 2019.